La nuit de la fille

C'est beau toutes ces lumières nocturnes.
Elle marche assez vite.
Elle regarde les flaques dans lesquelles elle se reflète.
Mathilde voit les enseignes des cinémas, des cafés...
Elle perçoit également les passants, les yeux rivés vers ces points d'eaux lumineux.
Elle les passe, ces flaques comme des tableaux abstraits où se mêlent couleurs brumeuses et chaudes. Des ombres les cachent et les voilent puis s'enfuient, comme si on tirait un rideau noir, des gens qui créent de multiples instants de pose et de néant, de nuit dans la nuit.

Je bois un verre d'eau froide, très très très froide, très très très très froide, infiniment froide. Sur le bureau, une photo d'Emmanuelle.

Mathilde file ces minis oasis au milieu de la foule et des bruits de la ville.
Tête baisée, Mathilde est éblouie par ce long travelling sur ces tableaux allumés et humides.
Elle va.
Elle sait où elle va. Semble le savoir du moins.
Mais elle s'arrête d'un coup.
Sèchement!

Je fais un tour sur moi-même, à la télé, une vidéo défile: Jean rencontre Laura derrière sa caméra vidéo.
Mes dents me font mal, elles sont glacées!

Sur les lumières flachantes, se découpe une silhouette en plan Américain.
C'est un garçon. Elle regarde le visage qui la regarde.
Elle le devine.
Il n'est pas très beau quand elle le voit vraiment. Mais dans ses yeux, il y a une lueur.
De l'espoir?
Ils se dévorent du regard, s'analysent. S'observent le moindre recoin des visages.
Ils se regardent les fronts, tentent de découvrir ce qu'il y a derrière.

Dehors, il y a énormément de monde. Il fait aussi terriblement chaud. Ma fenêtre est très grande. Autour, il y a des rideaux cucul en dentelles. C'est pas moi qui les aient mis, ma mère est venue faire un tour!

Les gens passent, repassent. Y'a la queue pour les cinémas.
Dans la ville qui grouille, plane l'odeur des friteries, de la viande. Les gamins de Coca Cola courent vers les dépôts de Mac Donald.

Je surplombe cette ville. Je l'entends se déchaîner dans son répondeur. Que fait Emmanuelle? Je l'embrasserais bien sur le bout du nez ou dans le creux de l'oreille.

Les gens font la fiesta, crient et fument. Les bon-becs à gogo et les filles de luxe, la bière et les habitués du samedi soir.
Le garçon et la fille, eux, marchent dans ce brouhaha de canettes.
L'agitation de la ville se dépeint assez vite.
Le couple, avançant côte à côte, ne voit pas le temps passer.
Ils ne parlent pas et les flaques se décolorent. Vers le tout début du matin, ils sont seuls dans les rues.

Elle prenait un café en même temps que le soleil. Je l'ai prise en photo et je suis allé lui parler.

Le ciel est parsemé d'étoiles. Il y a du vent doux.
Ils marchent sous les lampadaires, proches des vitrines éclairées.
C'est très bientôt noël et les articles "des fêtes" commencent à inonder les magasins.
Les "fêtards" ont laissé papiers gras et mégots de cigarettes, morceaux de verres.
La ville est calme, ils ne regardent plus les petites flaques. Le silence est-il agréable ou pénible? Ni l'un ni l'autre n'ose, alors le garçon glisse sa main dans celle de la fille. Elle ne dit rien.
Il se raconte peut-être qu'elle savoure cette balade ainsi.
Ils sont perdus tous les deux. Ils se rencontrent, ils sont fatigués. Heureux d'être ensemble, malheureux d'être seul. En général.

J'aime observer les étoiles.
Je me souviens, j'avais pris un thé à la menthe. C'était au printemps. C'est bizarre la sensation que j'ai d'être vu. On avait parlé de cinéma.

Ils ne disent toujours rien. La ville est trop grande, trop spacieuse pour qu'ils aient une existence quelconque. Personne n'en a vraiment.
Dans la grande ville, les gens sont pressés, les yeux rivés sans cesse sur "l'horloge"! Par peur de rater un bus, un métro. Mais arrivés chez eux, ils existent, pour leurs amis, leurs familles.
La fille et le garçon, eux, ne sont pas pressés. Mais sont-ils heureux? Non... les autres oui.
Heureux, eux, d'écouter de la musique et de voir des couleurs.

Faut pas que je laisse ouvert trop longtemps, à cause des moustiques! Emmanuelle, dis-moi quelque chose. Des lampadaires partout les éclairent.
Où est notre bistrot?

Ma mère, ce qu'elle m'énerve parfois!

Heureux de rien d'autre? Ils sont ravis de s'être vus... Enfin.
Puis rencontrés. Sans paroles.
Au bout d'une rue pavée, devant les bureaux d'une agence d'architecture, il y a un banc. Il est en bois. Il n'y a qu'eux.
Ils pénètrent dans une ruelle, juste derrière le banc.
Perpendiculaire à la rue.
Ces villes cachent des multiplicités de ces passages. Il y a des garages, des cours intérieures, des pavillons. Et tout ça dissimulé par ces portes en métal, souvent graphitées.

Et si je faisais une infusion? L'autre jour, elle a ramené des herbes de chez sa pharmacienne, j'ai bien envie de les tester!
Elle aimait Bergman, j'avais vu aussi Fanny et Alexandre. C'était une photo en noire et blanc. Elle rayonnait de soleil.

Grande, spacieuse, lumineuse, y'a des putains et des drogués, y'a plein de bruits sourds et éclats de verres.

Il y a tout, tellement de rues, de bagnoles. Il y a des cambriolages, des descentes policières, des meurtres.
Des terroristes préparent des coups, terrés au fond d'une cave, ou autour d'un verre, dans un bar réputé.
Mais que cache la ville? Elle recèle des milliards de microsociétés.
Il y a plusieurs personnes, plusieurs ruelles. Mais ce soir, deux personnes devaient se voir. Le garçon et la fille sont enfin réunis.
Une puissance, contrôlerait-elle le hasard?
Ils sont dans la ruelle. Puis au fond de la ruelle. Ils ne voient plus le banc en bois. Plus de flaques comme des soleils de nuit.
Faibles lumières, aucun bruit.
Ils s'assoient devant une porte de garage. Ils sont côte à côte, savourent la nuit, une nuit. Leur nuit.

Je mets ce que je trouve dans l'eau bouillante. Quand-elle arrivera, on se la fera à deux, c'est plus sûr!
La ville est vide, je pense, mais ça sert probablement à rien!

Une nuit de plaisir, un moment de silence, une seule ruelle, une seule porte de garage. Ils parlent en ne se disant rien. Juste rester ensemble.
Les autres, dans la vie, ce n'est que du bruit.

" Moi la nuit, moi le jour, moi et que moi, tout solitaire, tout de silence, seulement seul.
Je t'ai trouvée. Si c'est toi l'inconnue que je cherche, je suis comblé.
Mais la nuit est si belle qu'elle seule peut m'accompagner et m'aider à rester debout sans m'évanouir.
Comment t'appelles-tu?
Le garçon parle à voix basse. Même la nuit n'a pas le droit d'entendre, rien que la fille.
_ Je voudrais être drogué, être ailleurs que dans ce monde mais je suis ici.
Peut-être très triste, sûrement par hasard.
Mais moi également je suis pauvre, pauvre d'être aussi seul que toi, pauvre de rencontres. Je m'enrichis de ce que je vois, de ce qui m'éclaire.
Je vois, je regarde et je scrute. Je t'ai aperçu très en profondeur, et ce n'ai pas un concours de circonstances"

Le garçon l'écoute. L'important ce sont ses mots de détresses, comme lui.

Bergman, notre maître Scandinave. Et je l'avais embrassée. Elle s'était laissée faire, rien ne peut plus m'étonner!
A quelques rues, la lueur d'un café calme. Laura, elle, ne l'est pas. Et mon tilleul qui refroidit!

Elle; " Je t'aime mon amour.
_ J'aime aussi tes yeux.
_ J'aime aussi ton âme.
_ J'aime ta voix, tes cheveux, je t'adore."

On est parti deux ans en Suède. Nous sommes revenus, ça fait une semaine. J'ai fait des photos, il y avait encore un café gorgé de soleil.
Y'a une personne en ombres chinoises à la terrasse. Je sens qu'elle m'a repéré donc me regarde; Faut qu'elle arrête parce que ça m'énerve!
Bon Emmanuelle t'arrive, la tisane est froide!

Les deux personnages, que sont-ils dans la ville?
Ils sentent bon, ils dansent, passant d'un corps dans un autre.
La passion.

"Tu as vu des lumières, tu as vu des ombres, des couleurs?
_ Oui, dit-elle, je me souviens de copains indiens quand j'étais toute petite.
C'était tout là-bas, au pays des jouets et des mystères. Les parties de cache-cache dans le jardin, j'étais la sioux, chef de tout un régiment. Je commandais, je riais. Maman m'avait grondé parce que ma jupe magenta pur était tachée de boue!
_ Mes lumières à moi aussi, ça s'est déroulé lors de l'enfance, les tons clairs et les bruits de lavande.
On avait un grand champ, je confectionnais, avec ma soeur, les petits sachets destinés à la senteur excellente et douce.
Maman et papa les vendaient sur le marché du village tous les lundis. C'était une joie de donner nos senteurs à autrui.
_ C'était si bien pour nous deux.
_ On n'a plus rien.
_ Triste et seul, dit-elle. J'aimais ces rayons lumineux d'autrefois. On s'est éloigné de chez nous. On ne voyageait que seul, comme invisible. On ne se connaissait pas jusqu'à ce soir. C'est comme si on se revoyait ce soir et qu'on s'était connu ailleurs, il y a longtemps.
_ Plus je voyage dans cette ville et plus je vois des choses.
J'ai petit à petit appris à voir. Toi, je t'ai regardé tout de suite. Rien d'autre. On se parle maintenant, ça fait du bien de parler, ça faisait très et infiniment longtemps.
_ Moi aussi.

Je jette un coup d'oeil à ma montre, tant pis pour les herbes!
Petites Emmanuelle, reviendras-tu? On a passé de terribles instants ensemble.
Les moustiques grimpent déjà sur la télé. C'est pas ces vampires qui peuvent me démolir. Ah non! De toutes façons, je ne veux pas manquer une miette de cette rencontre!

Elle se sert contre lui, si bien. Rassurée. Le garçon aussi.
Elle approche ses lèvres de son cou et lui donne un léger baiser.
Elle prends sa main et la mêle à la sienne.

"On ne se quittera plus jamais."

Il frôle la joue fraîche de la fille avec sa bouche. Sa peau est si comme celle d'une petite fille nouvelle.
Il embrasse le coin de ses lèvres, elle l'accompagne.
Parfaite est cette nuit. Ils se câlinent tant leurs bouches sont chaudes l'une dans l'autre.
Ils se regardent très fort, amoureusement.

"On s'aime, dit-elle"

Je ne peux rien entendre mais il semble qu'ils se parlent. Je panote vers le ciel, c'est fou comme il fait beau la nuit!

"Oui, ma chérie. C'est tellement bien la vie. Depuis le temps que j'existe sans toi. Depuis le temps que je marche sans voir personne. Depuis le temps que je regarde bouger ces lumières sans qu'elles ne viennent jamais à moi...
_ Moi aussi, regarde comme le ciel est limpide, on pourrait s'y baigner.
J'ai l'impression que la lune partage notre amour, ou quelqu'un d'autre."

Ils s’embrassent encore et encore. Indéfiniment. Personne ne pourrait les séparer.
Petit à petit le reste de leurs corps se rapproche encore plus.
Leurs sexes se déshabillent de leurs manteaux et ils s'accouplent dans une odeur forte de sperme et de salive. D'amour.
Désormais, ils sont tous deux nus. Nus dans une ville, dans la ville qui dort.
Seuls, tous deux dans une ruelle. Maintenant la leur. Seuls dans l'immense et l'énorme ville. Seul aussi le lampadaire qui brille juste près d'eux.
Mais ce n'est pas la lune qui est complice de leur amour!!

Je regarde mon Emmanuelle au café, notre café. C'est elle qui m'espionnait.
Y'a pas de soleil mais je devine sa beauté. On repense à la suède, à notre plaisir.
Elle va venir me rejoindre. Mais je suis désolé, ma tisane aux herbes est imbuvable!
Il va falloir que je trouve autre chose, mais quoi?!!



Pour Emmanuelle.

Grégoire PELLEQUER. Fin 94, début 95.
Le 3 mars 1995.

1 commentaire:

nikka a dit…

C'est beau...